On a longtemps cru que la première occurrence du mot marivaudage se trouvait sous la plume de Diderot [écrivain du XVIIIe siècle, contemporain de Marivaux]. Frédéric Deloffre [spécialiste de Marivaux], en 1955, la relevait dans une lettre à Sophie Volland [amie et maîtresse de Diderot] datée du 6 novembre 1760 : « Ô le beau marivaudage que voilà ». Il soupçonnait cependant que la création du mot, comme celle de marivauder, était antérieure : « On peut conjecturer qu’ils ont été forgés dans un des cafés fréquentés par les beaux-esprits du temps. » Cette affirmation nuancée a vite été transformée en attribution de la création du mot à Diderot.
Or l’entreprise éditoriale consacrée à la correspondance de Mme de Graffigny [écrivaine très influente au XVIIIe siècle] a permis d’antidater de plus de vingt ans cette apparition. Le 12 mai 1739, Françoise de Graffigny écrit à Devaux [son ami et poète] : « Voyons ta lettre. Hélas, quelle légèreté de style ! Tu ne touches pas terre. C’est un tissu de Sévigné rebrodé de marivaudage : j’en suis tout ébahie. » Dans son édition de 1985, English Showalter [spécialiste de Madame de Graffigny] indique dans une note, malheureusement passée inaperçue, que cette occurrence est bien antérieure à la première alors connue, celle de Diderot.
Quant au verbe Marivauder, Frédéric Deloffre donnait comme première attestation du verbe marivauder une lettre de Diderot du 26 octobre 1760 :
« Je me suis demandé plusieurs fois pourquoi avec un caractère doux et facile, de l’indulgence, de la gaieté et des connaissances, j’étais si peu fait pour la société. C’est qu’il est impossible que j’y sois comme avec mes amis et que je ne sais pas cette langue froide et vide de sens qu’on parle aux indifférents. J’y suis silencieux ou indiscret. La belle occasion de marivauder ! »
Signalons d’ailleurs que Diderot reprend le substantif et le verbe le 10 novembre 1760 : « Vous verrez que ce que vous, Mme Legendre et madame votre mère direz sur un sujet ou de goût, ou de caractère, ou d’affaires, ou d’histoire, ou de mode […] ne vaudra pas mieux […] que mon marivaudage. Car je marivaude, Marivaux sans le savoir, et moi le sachant. » Et encore le 15 septembre 1765 : « Eh bien ! chère amie, ne trouvez-vous pas que, depuis la fée Taupe de Crébillon [écrivain libertin] jusqu’à ce jour, personne n’a mieux su marivauder que moi ? »
Mais on sait aujourd’hui que marivauder était déjà employé par Mme de Graffigny dix-sept ans plus tôt. Le 11 juin 1743, elle écrit au même Devaux : « Je me réjouis déjà de jeudi. Mon Crébillon y sera : je le ferai un peu marivauder, cela est charmant. On croit lire Marianne et cela ne lui coûte pas plus que sa conversation ordinaire. » Avant même la publication de cette lettre, Jean Sgard avait signalé cette occurrence du verbe marivauder (en 1995, dans la Revue Marivaux n° 5). Madame de Graffigny est-elle la première à employer marivaudage et marivauder ? Comme Charlotte Simonin [spécialiste de la littérature du XVIIe et du XVIIIe siècles] l’a remarqué, « l’épistolière ne cesse de forger des néologismes, et le monde littéraire ne manque pas de l’inspirer, de marivauder/marivaudage à voltairien/voltairiser en passant par kerloner, killeriner (d’après le titre du roman de Prévost) ou ramoneuse (admiratrice de Rameau. » Ajoutons que Mme de Sévigné [connue pour les lettres qu'elle écrivait à sa fille, au XVIIe siècle], avant elle, se plaisait à jouer sur les dérivations suffixales : d’un dîner chez Mme de Lavardin, elle tirait : « j’ai dîné en Lavardinage, c’est-à-dire en bavardinage ». Mme de Graffigny, à son exemple, joue sur les noms propres. Le jeu de mot de Mme de Sévigné nous incite à nous interroger sur le suffixe –age : tandis que pour Pierre Gondret [spécialiste] (qui pense que marivaudage est créé par Diderot) « c’est sans doute badinage qui a eu le plus d’importance dans la création de Diderot », nous nous demandons si le mot ne pourrait pas s'expliquer aussi par analogie avec bavardage, néologisme de Mme de Sévigné qu'a pu remarquer Mme de Graffigny.